Le dépassement de la durée maximale du travail cause nécessairement un préjudice au salarié (Cass. Soc., 26 janvier 2022, n° 20-21.636)

Les règles régissant le temps de travail sont souvent mal connues : les salariés, fréquemment, renoncent à demander un rappel d’heures supplémentaires parce qu’ils ne pensent pas être en mesure d’en prouver l’accomplissement. Or, le décompte de la durée du travail est au premier chef une obligation pour l’employeur. Il suffit donc au salarié, en cas de contentieux, de présenter des éléments précis en ce qui concerne les heures de travail effectuées (concrètement, un décompte précis de ses horaires de travail ou même une évaluation quotidienne voire hebdomadaire, assortie de précisions sur les tâches rendant nécessaire l’accomplissement d’heures supplémentaires) pour que sa demande soit accueillie, si l’employeur pour sa part n’apporte aucun élément de preuve contraire (v. not. Cass. Soc., 18 mars 2020, pourvoi n° 18-10.919, P+B+R+I).

La jurisprudence est encore plus favorable aux salariés lorsque la question posée est celle du respect des durées et amplitudes maximales de travail ; par exemple, même en payant des heures supplémentaires il est en principe interdit de faire travailler un salarié plus de dix heures par jour (article L. 3121-18 du Code du travail) ou plus de 48 heures par semaine (article L. 3121-20). La méconnaissance de ces seuils, qui ont pour finalité la protection de la santé du salarié, caractérise une faute de l’employeur justifiant l’octroi de dommages et intérêts au salarié, de façon distincte du rappel de salaire découlant des heures supplémentaires accomplies.

Or, il est jugé de façon constante que la charge de la preuve du respect des seuils légaux en matière de durée du travail pèse intégralement sur l’employeur : le salarié n’a donc pas même, sur ce terrain, à apporter au débat des éléments d’information précis (v. par ex. Cass. Soc., 5 décembre 2018, pourvoi n° 17-14.063).

Certains employeurs ont tenté de contourner cette règle en soutenant que si eux-mêmes ne prouvaient pas le respect des seuils légaux de la durée du travail, le salarié quant à lui ne prouvait pas le préjudice causé par le dépassement. Cette argumentation avait été suivie par la cour d’appel d’Orléans qui, dans un arrêt en date du 28 mars 2019 (RG n° 17/00373), avait refusé toute indemnisation au salarié alors même qu’elle retenait l’existence d’un dépassement des seuils légaux. Une tendance locale favorable aux employeurs se développait d’ailleurs, sur cette question, au sein de cette cour (v. de façon identique CA ORLEANS, 26 août 2021, RG n° 19/01612).

Le raisonnement peut en apparence se réclamer, d’un point de vue théorique, d’une certaine orthodoxie.

Jusqu’à une décision en date du 13 avril 2016 (n° 14-28.293, publiée au Bull.), la Cour de cassation considérait que la plupart des irrégularités commises par l’employeur causent nécessairement un préjudice au salarié, pour peu qu’il soit directement concerné. S’ils disposaient d’une grande marge d’appréciation en ce qui concerne le montant de l’indemnisation octroyée au salarié, les juridictions ne pouvaient donc pas rejeter intégralement la demande. Il était jugé, par exemple, que le salarié subissait nécessairement un préjudice en cas de stipulation dans le contrat de travail d’une clause de non-concurrence illicite (Cass. Soc., 7 juillet 2015, pourvoi n° 14-11.580), de délivrance tardive des documents de fin de contrat (Cass. Soc., 18 juin 2014, pourvoi n° 13-16.848) ou de non-respect de la procédure de licenciement, quand bien même ledit licenciement était justifié en son principe (Cass. Soc., 17 décembre 2013, Bull. V n° 305).

L’arrêt du 13 avril 2016 reconnaît au contraire un pouvoir souverain aux juges du fond, y compris pour estimer que le manquement commis par l’employeur n’a causé aucun préjudice au salarié — ce qui est en première analyse conforme aux principes généraux de la responsabilité civile, la faute commise et le préjudice en résultant pour la victime étant, a priori, deux questions distinctes.

La solution, cependant, ne va pas de soi en ce qui concerne le non-respect des seuils maximaux de durée et/ou d’amplitude horaire de travail : on peut tout à fait soutenir qu’il y a là, tout à la fois une faute de l’employeur et par là même un préjudice, en soi, pour le salarié qui se trouve privé d’un repos dont le bénéfice est garanti par la Loi.

En dehors même du droit du travail, considérer que certaines fautes emportent aussi par elles-mêmes un préjudice n’est du reste, à bien y réfléchir, pas nécessairement hérétique : frapper quelqu’un sans raison est une faute, être frappé est en soi préjudiciable. La Chambre Commerciale de la Cour de cassation reconnaît ainsi, de façon constante, qu'il s'infère nécessairement un préjudice, serait-il seulement moral, d'un acte de concurrence déloyale (v. Cass. Com., 12 février 2020, pourvoi n° 17-31.614, publié au Bulletin et au Rapport annuel, et la jurisprudence citée dans les motifs) ; de sorte que “la réparation du préjudice peut être évaluée en prenant en considération l'avantage indu que s'est octroyé l'auteur des actes de concurrence déloyale, au détriment de ses concurrents, modulé à proportion des volumes d'affaires respectifs des parties affectés par ces actes” (même arrêt).

La question ne doit donc pas être abordée sous l’angle d’une dérogation, propre au droit du travail, aux principes de la responsabilité civile, en l’occurrence la distinction fait générateur de la responsabilité / préjudice réparable : il s’agit d’appliquer cette distinction, plus complexe qu’il n’y paraît, en fonction de la nature des fautes commises - certaines fautes se confondant avec le fait même de causer le préjudice, d’autres non.

En opportunité, exiger du salarié qu’il prouve le préjudice résultant du dépassement des seuils légaux du temps de travail équivaut à permettre aux juges du fond de choisir arbitrairement d’accorder ou non une indemnisation : la preuve du préjudice, en pratique, est très difficile à apporter car même le constat médical d’un état d’épuisement n’emporterait pas la preuve, irréfutablement, du lien de causalité avec le dépassement des seuils légaux plutôt qu’avec des difficultés du salarié dans sa vie personnelle.

C’est donc de façon tout à fait justifiée, à notre sens, que la Cour de cassation, par une décision en date du 26 janvier 2022 (pourvoi n° 20-21.636), a cassé l’arrêt de la cour d’appel d’Orléans au motif que « le seul constat du dépassement de la durée maximale de travail ouvre droit à la réparation » — et ce, en faisant référence au texte du Code du travail relatif à la durée maximale hebdomadaire de 48 heures, « interprété à la lumière de l'article 6 b) de la directive n° 2003/88/CE du Parlement européen et du Conseil du 4 novembre 2003 » concernant certains aspects de l’aménagement du temps de travail. Le dossier est renvoyé devant la cour d’appel de Bourges qui devra évaluer le préjudice et fixer le montant de la réparation.

La décision est destinée à une large diffusion (publiée au Bulletin des arrêts de la Cour de cassation et à la Lettre de Chambre de la Chambre Sociale). Elle apparaît comme un revirement : la Cour de cassation avait admis, précédemment, qu’un manquement de l’employeur à ses obligations en matière de temps de pause ne cause pas nécessairement un préjudice au salarié. Elle avait donc rejeté un pourvoi qui invoquait, comme dans la décision commentée, le droit à la protection de la santé et la directive de 2003 (Cass. Soc., 19 mai 2021, pourvoi n° 20-14.730). Cette dernière solution est de façon quasi certaine remise en cause, compte tenu de l’extrême proximité entre les deux questions (le droit à des temps de pause étant également garanti par la directive de 2003 [article 4] ).

L’arrêt appelle, plus généralement, deux séries d’observations concernant d’une part l’influence du droit européen sur le droit du travail et d’autre part, l’évolution possible de la jurisprudence sur le “préjudice nécessaire” découlant, ou non, nécessairement d’un manquement de l’employeur.

L’influence du droit européen sur la protection des salariés

On remarquera la référence à la Directive n° 2003/88/CE du Parlement européen et du Conseil du 4 novembre 2003 qui a pour objet, en substance, la protection du droit au repos des travailleurs — illustration parmi d’autres de l’influence très pragmatique, et trop souvent ignorée, du droit européen dans un sens favorable à la protection des travailleurs, notamment en matière de temps de travail. Cette référence était déjà présente dans les décisions par lesquelles la Cour de cassation avait fait peser sur l’employeur la charge de la preuve du respect des seuils légaux en matière de durée de travail.

Il est souvent reproché, en effet, au droit de l’Union Européenne de porter une tendance exclusivement libérale et réductrice, par conséquent, des droits des travailleurs ; l’arrêt ici commenté illustre au contraire une influence favorable aux salariés, peu médiatisée car il faut, pour en mesurer la portée, s’intéresser à l’aspect technique de la réglementation du travail. Sans entrer dans le détail (ce qui appellerait un autre article), le droit européen a déterminé, par exemple, la jurisprudence protectrice de la Cour de cassation en matière de décompte du temps de travail selon un forfait en jours.

L’on pourra objecter que le droit européen n’est pas, en l’espèce, une justification nécessaire à la solution, laquelle pourrait aussi bien être justifiée par une interprétation directe des textes internes et notamment par l’objectif de valeur constitutionnelle de protection de la santé des travailleurs (article 11 du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 ; v. par ex. Cass. Soc., 13 octobre 2021, n° 19-20.561, publié au Bull.).

Mais la Cour de cassation se réfère également, dans les motifs de sa décision, à la jurisprudence de la Cour de Justice de l’Union Européenne. Celle-ci a posé, en effet, le principe selon lequel le dépassement de la durée moyenne maximale de travail hebdomadaire de 48 heures prévue par la directive de 2003, en ce qu’il prive le travailleur d’un repos suffisant et porte donc atteinte à sa sécurité et à sa santé lui cause, de ce seul fait, un préjudice (CJUE,14 octobre 2010, C-243/09, Fuß c. Stadt Halle, point 54). Même si le droit interne aurait pu suffire pour justifier la solution, l’influence déterminante du droit européen est donc incontestable, en ce qu’il l’impose.

Les incertitudes sur la notion de “préjudice nécessaire”

La décision commentée n’est pas la seule exception admise par la Chambre Sociale à la suite de l’abandon, en 2016, de la notion de « préjudice nécessaire » : elle avait déjà admis, postérieurement, que certains manquements doivent toujours être considérés comme nécessairement préjudiciables au salarié. Tel est le cas de la perte injustifiée d’emploi (Cass. Soc., 13 septembre 2017, pourvoi n° 16-13.578), typiquement en cas de licenciement injustifié. Tel est le cas également lorsque l’employeur omet d’accomplir des diligences obligatoires et nécessaires à la mise en place d’institutions représentatives du personnel — cette dernière solution étant justifiée par le fait que les salariés sont alors privés d’une possibilité de représentation et de défense de leurs intérêts (Cass. Soc., 17 octobre 2018, pourvoi n° 17-14.392, publié au Bull. ; Cass. Soc., 15 mai 2019, pourvoi n° 17-22.224). C’est à vrai dire peu évident, compte tenu du lien indirect entre la règle méconnue par l’employeur et chaque salarié considéré individuellement.

La nouvelle hypothèse particulière de « préjudice nécessaire » reconnue par l’arrêt du 26 janvier 2022 soulève la question de la portée exacte du revirement opéré en 2016 : il est probable que d’autres cas seront découverts progressivement, car les plaideurs ne manqueront pas de soutenir que le seul constat de tel ou tel manquement de l’employeur doit aussi ouvrir droit, nécessairement, à réparation pour le salarié.

Peut-on, par exemple, concevoir qu’un salarié particulièrement solide sur le plan psychologique pourrait avoir été victime d’agissements de harcèlement moral ou sexuel, tout en n’ayant subi aucun préjudice parce que sa résistance mentale s’est dans les faits avérée sans faille ? La question, à notre connaissance, n’a pas été tranchée postérieurement à 2016.

Peut-on vraiment admettre, comme l’a fait naguère la Cour de cassation (Cass. Soc., 3 mai 2018, pourvoi n° 16-26.796), que l’absence de toute formation au cours de l’exécution du contrat de travail (16 ans dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt), en violation de l’article L. 6321-1 du Code du travail, puisse ne causer aucun préjudice au salarié concerné et, par conséquent, ne pas ouvrir droit à réparation ?

Faut-il raisonner, de façon très pragmatique, en termes d’effet utile et considérer comme nécessairement préjudiciable un manquement à une règle, quand c’est la seule solution pour la rendre effective ? Ce raisonnement peut sans doute être appliqué à la plupart des règles du droit du travail…

La référence expresse, dans l’arrêt commenté, au droit européen et à la jurisprudence de la CJUE peut justifier une interprétation restrictive de la portée de l’arrêt, consistant à n’admettre un “préjudice nécessaire” que lorsqu’une règle particulière, ici la directive de 2003 telle qu’interprétée par la CJUE, l’impose. Mais de telles règles particulières pourront souvent être invoquées ; et la règle même méconnue par l’employeur pourra toujours, formellement, en tenir lieu.

Deux scénarios sont donc envisageables :

  • un maintien du principe de l’absence de « préjudice nécessaire » découlant d’un manquement de l’employeur à une règle particulière, assorti d’exceptions ponctuelles découvertes au fur et à mesure, au gré des cas d’espèce et de façon imprévisible — mais en nombre suffisamment limité pour que la règle posée à partir de 2016 conserve valeur de principe ;

  • un retour progressif pur et simple à la solution antérieure à 2016, qui considérait comme nécessairement préjudiciables la plupart des manquements de l’employeur à une règle de droit du travail, à la seule condition que ladite règle concerne directement le salarié demandeur - point qui d’ailleurs est d’application complexe, comme le montre l’hypothèse vue précédemment de l’absence de mise en place d’institutions représentatives du personnel. C’est néanmoins la solution, à notre sens, souhaitable.

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