Temps de travail : nouvelle condamnation de la France par le Comité Européen des Droits Sociaux

CEDS, 19 mai 2021, Réclamation n° 149/2017, publiée le 10 novembre 2021

Rappels généraux

Le Conseil de l’Europe (à ne pas confondre avec l’Union Européenne) est une organisation internationale regroupant à ce jour 47 Etats européens, fondée par le Traité de Londres du 5 mai 1949 et ayant spécifiquement pour objectif, en substance, la promotion et la protection des droits de l’homme

 Le texte le plus connu conclu dans le cadre du Conseil de l’Europe est la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950, que la Cour européenne des droits de l’homme a pour rôle de faire respecter. Son objet est la protection des droits de l’homme au sens politique et civil.

La Charte Sociale Européenne du 18 octobre 1961, révisée le 3 mai 1996, porte quant à elle sur les droits économiques et sociaux. Le contrôle du respect de cette Charte est confié au Comité Européen des Droits Sociaux, qui rend des décisions concernant l’existence, ou non, d’une violation de la Charte par les Etats. Ces décisions n’ont, contrairement à celles de la Cour européenne des droits de l’homme, pas de force contraignante directe dans le droit interne des Etats membres, mais elles peuvent tout de même être invoquées devant les juridictions, en tant qu’argument d’autorité indirect à l’appui de tel ou tel raisonnement de droit.

C’est dans ce cadre que, saisi par plusieurs organisations syndicales, le Comité Européen des Droits Sociaux a, par une décision datée du 19 mai 2021 et publiée le 10 novembre dernier, déclaré le droit français contraire à la Charte Sociale Européenne, concernant d’une part le régime des astreintes et d’autre part celui des conventions de forfait en jours. Le Comité avait déjà eu l’occasion, à plusieurs reprises, de rendre des avis analogues mais l’intérêt du dernier en date est de préciser que les réformes récentes issues notamment de la Loi « EL KHOMRI » n° 2016-1088 du 8 août 2016 n’ont pas suffisamment remédié aux carences précédemment constatées.

Incompatibilité avec la Charte du système français des forfaits en jours

Le forfait en jours, qui consiste à remplacer le décompte précis de la durée du travail par un simple décompte du nombre annuel de jours travaillés, peut aboutir à une charge de travail considérable : selon une étude de 2015 de la DARES (Direction de l’Animation de la Recherche, des Études et des Statistiques, organe du Ministère du travail), les salariés en forfait jours travaillent en moyenne 44,6 heures par semaine et 39 % d’entre eux, plus de 50 heures par semaine (DARES, analyses, n° 048, juillet 2015) - alors même que les textes internationaux s’accordent pour fixer une limite générale de 48 heures de travail hebdomadaire.

Le Comité européen des droits sociaux déclare ainsi que le système français du forfait en jours est contraire à la Charte, au motif pour l’essentiel qu’il rend possible des durées de travail considérables (jusqu’à 78 heures par semaine), et que les différents mécanismes protecteurs institués par la Loi et la Jurisprudence françaises, même s’ils permettent un contrôle a posteriori des conditions d’exécution de la convention de forfait par les juridictions (aboutissant très fréquemment à une invalidation du forfait et à l’octroi d’un rappel d’heures supplémentaires), sont insuffisants pour une garantie effective de durées raisonnables de travail pour l’ensemble des travailleurs concernés.

Pourtant, le droit français offre la possibilité, si l’employeur n’effectue pas un suivi régulier de la charge de travail des salariés en forfait jours, d’obtenir l’invalidation du forfait et, en conséquence, l’application du régime de droit commun des 35 heures de travail hebdomadaires (donc concrètement, un rappel d’heures supplémentaires potentiellement important).

Les questions soulevées sont cependant très techniques et il est impératif d’être bien conseillé, aussi bien pour les salariés qui veulent défendre leur droit que pour les employeurs qui, faute de sécuriser leurs pratiques, s’exposent à de très lourdes condamnations prud’homales. Il existe donc un décalage important entre la pratique effective et les règles théoriquement applicables, ce qui a un double effet pervers :

  • seule une minorité de salariés fait valoir ses droits en justice, de sorte que la plupart des salariés soumis à un forfait en jours, mal informés de leurs droits ou n’osant pas les mettre en oeuvre, subissent pendant plusieurs années des durées de travail excessives ;

  • la plupart des employeurs croient à tort pouvoir se contenter d’un entretien annuel de pure forme sur le déroulement du forfait, et s’exposent en cas de contentieux - souvent consécutif à la survenance d’un burn-out - à de lourdes condamnations prud’homales.

La mise en oeuvre effective du droit du travail, en ce domaine, est d’autant plus difficile que les conseils de prud’hommes, composés de juges non professionnels plus sensibles à la pratique quotidienne qu’aux règles de droit pur, sont fréquemment réticents à invalider les conventions de forfait en jours - au point de refuser purement et simplement d’appliquer les règles fixées par la Loi et la jurisprudence de la Cour de cassation ; ce qui génère des contentieux à rallonge, dans la mesure où il est souvent nécessaire d’aller jusqu’en appel, voire jusqu’en cassation pour obtenir une application stricte du droit.

Incompatibilité avec la Charte du système français des astreintes

Le Comité déclare également contraire à la Charte le système français des astreintes (lesquelles sont des périodes non travaillées, mais au cours desquelles le travailleur doit être joignable pour effectuer une intervention en cas de besoin), en ce qu’il assimile complètement ces périodes, hormis les interventions effectives, à des périodes de repos. Il faut en déduire, implicitement, que du fait des contraintes pesant sur le travailleur il faudrait, pour que le dispositif soit conforme à la Charte, que l’astreinte soit automatiquement assimilée, même lorsque le salarié n’est pas sollicité, au moins partiellement à une période de travail effectif.

En définitive, le droit français est jugé incompatible avec :

  • le droit à une durée raisonnable de travail journalier et hebdomadaire (article 2.1 de la Charte), en raison de :

    • l'assimilation d'une période d'astreinte à une période de repos, dans son intégralité

    • en matière de convention de forfait en jours, l'absence de limitations légales de la durée hebdomadaire maximale autorisée de travail, l'absence de garanties adéquates pour garantir une durée raisonnable de travail et l’existence d’une période de référence de 12 mois

  • le droit à « un repos hebdomadaire qui coïncide autant que possible avec le jour de la semaine reconnu comme jour de repos par la tradition ou les usages du pays ou de la région » (article 2.5) “car les périodes d'astreinte, assimilées à des périodes de repos, peuvent avoir lieu le dimanche”

  • le droit à un taux de rémunération majoré pour les heures de travail supplémentaires (article 4.2 de la Charte) “car les travailleurs soumis à un régime de forfait en jours ne peuvent prétendre à la rémunération d’heures supplémentaires”.

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Le dépassement de la durée maximale du travail cause nécessairement un préjudice au salarié (Cass. Soc., 26 janvier 2022, n° 20-21.636)

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