HOUSSARD & TERRAZZONI

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Le plafonnement “Macron” des indemnités prud’homales ne peut être écarté : décision décevante de la Cour de cassation (Cass. Soc., 11 mai 2022, n° 21-14.490)

Par une décision très attendue en date du 11 mai 2022, la Cour de cassation a tranché, dans un sens défavorable aux salariés, une controverse qui perdurait depuis l’Ordonnance “travail” n° 2017-1387 du 22 septembre 2017 sur la portée exacte du plafonnement édicté par l’article L. 1235-3 du Code du travail en cas de licenciement dépourvu de cause réelle et sérieuse.

Pour rappel, ce texte prévoit désormais un encadrement, en fonction de l’ancienneté et de la dimension de l’entreprise, des dommages et intérêts susceptibles d’être alloués en cas de licenciement dépourvu de cause réelle et sérieuse.

La question qui restait en suspens était de savoir si néanmoins, les juges du fond pouvaient écarter ce barème dans l’hypothèse où, au regard de circonstances particulières (voire exceptionnelles), l’indemnité maximale théoriquement applicable apparaîtrait manifestement disproportionnée au regard du préjudice réellement subi par le salarié. Plusieurs accords internationaux liant la France, et primant donc en principe sur la loi interne même postérieure (Cass. Ch. Mixte, 24 mai 1975, Sté des cafés Jacques Vabre, Bull. Mixte n° 3 ; CE, 20 octobre 1989, Nicolo, n° 108243, publié au R.), peuvent être invoqués en ce sens :

  • l’article 10 de la Convention de l’OIT n° 158, entrée en vigueur le 23 novembre 1985, selon lequel les organismes devant vérifier le caractère justifié du licenciement (en France, le Conseil de prud’hommes) doivent être « habilités à ordonner le versement d’une indemnité adéquate ou toute autre forme de réparation considérée comme appropriée » ;

  • l’article 24 de la Charte sociale européenne, garantissant « le droit des travailleurs licenciés sans motif valable à une indemnité adéquate ou à une autre réparation appropriée ».

La Cour de cassation avait déjà rendu deux avis en date du 17 juillet 2019 (n° 19-70.010 & 19-70.011), dont il résultait :

  • que le plafonnement n’était pas en soi contraire à l’article 10 de la Convention OIT n° 158 ;

  • que l’article 24 de la Charte sociale européenne n’est quant à lui pas directement applicable dans l’ordre interne.

La différence de régime entre les deux textes internationaux était à vrai dire difficile à justifier, la seule explication étant que le Comité européen des droits sociaux, qui contrôle les violations de la Charte, est déjà saisi d’une requête à l’encontre de la législation française, et qu’une déclaration de violation par la France de l’article 24 de la Charte est, compte tenu de la jurisprudence du Comité, extrêmement probable (CEDS, 8 septembre 2016, n° 106/2014, Finnish Society of Social Rights c. Finlande ; v. C. PERCHER, Le plafonnement des indemnités de licenciement injustifié à l’aune de l’article 24 de la Charte sociale européenne révisée, Revue Dalloz de dr. du travail, 2017-11 p. 726 ; J. MOULY, le plafonnement des indemnités de licenciement injustifié devant le Comité européen des droits sociaux : une condamnation de mauvais augure pour la réforme Macron ?, Droit Social 2017 p. 745 ; J. MOULY, Qui a peur du Comité européen des droits sociaux ?, Droit Social 2019-10 p. 814 ; S. ROBIN-OLIVIER, Le refus de l’assemblée plénière de la Cour de cassation de prendre part au développement du droit du travail international, Droit Social 2019-10 p. 799).

Quoi qu’il en soit, les avis du 17 juillet 2019 signifiaient seulement que le barème n’est pas de plein droit contraire à l’exigence d’une indemnité adéquate, au sens où les seuils qu’il fixe peuvent, abstraitement, correspondre à une indemnisation adéquate du licenciement injustifié.

De fait, il est possible que le salarié ne subisse qu’un préjudice limité à la suite d’une rupture imputable à l’employeur ; tel est en particulier le cas s’il retrouve immédiatement un emploi durable, dans des conditions analogues voire plus avantageuses que celles du contrat rompu (même si un préjudice de principe demeure du fait de la perte d’ancienneté et des droits qui y sont attachés, et du fait des contraintes résultant du changement d’environnement habituel de travail). L’application du barème légal ne contrevient donc pas nécessairement à l’exigence d’une indemnisation « adéquate ».

La question restait cependant ouverte de savoir si en fonction des particularités de chaque cas d’espèce l’application du barème peut, au cas par cas, aboutir à une violation de l’article 10 de la convention OIT n° 158, en ce qu’elle conduirait à une indemnisation hors de proportion avec le préjudice réellement subi ; et, donc, inadéquate.

Il est admis en effet que la compatibilité d’une Loi avec les stipulations d’une convention internationale « ne fait pas obstacle à ce que, dans certaines circonstances particulières, l'application de dispositions législatives puisse constituer une ingérence disproportionnée dans les droits garantis par cette convention. Il appartient par conséquent au juge d'apprécier concrètement si, au regard des finalités des dispositions législatives en cause, l'atteinte aux droits et libertés protégés par la convention qui résulte de la mise en oeuvre de dispositions, par elles-mêmes compatibles avec celle-ci, n'est pas excessive » (CE, 31 mai 2016, n° 396.848).

Une partie de la doctrine travailliste considérait donc que les juridictions pouvaient au cas par cas, sous réserve d’une motivation détaillée, écarter le plafonnement s’il s’avérait en l’espèce manifestement inadéquat :

« outre que l’avis ne lie pas le juge, ceux-ci ont toujours la possibilité de s’engouffrer, en marge d’un contrôle in abstracto, dans un contrôle de conventionnalité in concreto du barème. Acceptant le principe de la conventionnalité du dispositif, ils peuvent malgré tout conclure à l’inconventionnalité de celui-ci en appréciant concrètement, au regard de la finalité du barème, si l’atteinte portée au droit à une indemnisation adéquate résultant de la mise en œuvre dudit barème n’est pas excessive. L’approche serait conforme au mouvement initié tant par la Cour de cassation que le Conseil d’État » (G. BARGAIN, Le contrôle de conventionnalité du barème d’indemnités : des choix contestables, Revue de dr. du travail 2019-9, p. 569)

« l'apport des avis se révèle donc inévitablement modeste, pour les juges du fond, puisque, pour retenir la compatibilité du droit français à la norme internationale, chose sûre, ces avis ne disent rien de la possibilité d'une violation possible de la convention, si les conditions particulières d'un cas permettent de considérer que l'indemnisation n'est pas adéquate. Cette nécessité d'apprécier concrètement les effets des dispositions du code du travail et de vérifier qu'ils n'entraînent pas un défaut d'adéquation de l'indemnisation contraire à la convention n'est ni expressément prévue ni expressément exclue non plus. Les avis ne contribuent donc pas davantage à l'interprétation de la convention n° 158, en ce qui concerne le contrôle de proportionnalité, qu'au sujet de l'idée générale d'adéquation de l'indemnisation » (S. ROBIN-OLIVIER, Le refus de l’assemblée plénière de la Cour de cassation de prendre part au développement du droit du travail international, Droit Social 2019-10 p. 799).

Les conclusions de l’Avocat général sur la demande d’avis elle-même étaient, en 2019, en ce sens :

« La recevabilité de la demande d’avis m’apparaît pouvoir être admise dès lors qu’elle ne suppose qu’une appréciation in abstracto de la disposition de droit interne au regard des textes conventionnels. Ce qui veut dire qu’il ne s’agit pas de dire si le barème prévu par l’article L. 1235-3 du code du travail est toujours compatible avec les textes conventionnels, mais seulement s’il est manifestement incompatible avec ceux-ci, quelle que soit la situation de fait » (Conclusions de Mme le premier avocat général C. COURCOL-BOUCHARD sur la demande d’avis n° S 19-70.011, n° 1.3.1).

Plusieurs cours d’appel ont ainsi jugé que les juges du fond peuvent, au cas par cas, écarter le barème de l’article L. 1235-3 du Code du travail lorsqu’il aboutirait, dans les faits, à une indemnisation manifestement inadéquate (CA PARIS, 18 septembre 2019, n° 17/00676 ; CA PARIS, 30 octobre 2019, n° 16/05602 ; CA PARIS, 16 mars 2021, RG n° 19/08721 ; CA REIMS, 25 septembre 2019, n° 19/00003 ; CA CHAMBÉRY, 27 juin 2019, n° 18/01276 ; CA CHAMBÉRY, 14 novembre 2019, n° 18/02184 ; CA COLMAR, 28 janvier 2020, n° 19/00218 ; CA GRENOBLE, 2 juin 2020, n° 17/04429 ; CA GRENOBLE, 30 septembre 2021, RG n° 20/02512 ; CA BOURGES, 6 novembre 2020, n° 19/00585).

Saisie d’un pourvoi contre l’arrêt précité de la cour de PARIS du 16 mars 2021, la Cour de cassation a rendu, le 11 mai 2022, une décision - contestable à notre sens - dont il résulte qu’il appartient seulement aux juges du fond d'apprécier la situation concrète de la salariée pour déterminer le montant de l'indemnité due entre les montants minimaux et maximaux déterminés par l'article L. 1235-3 du code du travail. Impossible donc, quelles que soient l’âge du salarié, la durée du chômage consécutif à la rupture ou toutes autres circonstances quelles qu’elles soient, d’aller au-delà du plafond.

La décision est complétée par une seconde, qui confirme quant à elle que la Charte Sociale européenne n’est pas directement applicable dans l’ordre interne et ne peut donc être utilement invoquée pour faire échec au plafonnement.

La décision, au total, est une déception en particulier pour les salariés dotés d’une faible ancienneté, pour lesquels le plafonnement aboutit à une indemnisation maximale assez faible (un mois de salaire brut en dessous d’un an d’ancienneté ; deux mois en dessous de deux ans ; 3,5 mois en dessous de trois ans).

La Cour de cassation esquive l’objection prise du caractère non dissuasif, pour l’employeur, de l’indemnité plafonnée, en observant qu’il s’expose à devoir rembourser, en cas de licenciement déclaré sans cause réelle et sérieuse, les indemnités de chômage perçues par le salarié dans la limite de six mois d’indemnités (article L. 1235-4 du Code du travail) - ce qui serait dissuasif.

Mais il est un peu cynique d’opposer ainsi aux salariés une disposition qui ne leur profite en rien…

Surtout, l’argument est hypocrite car le salarié, s’il a peu à y gagner, sera peu enclin à contester en justice son licenciement ; de sorte que l’employeur, en pratique, ne sera pas davantage exposé au remboursement des indemnités de chômage - puisque cela présuppose un contentieux prud’homal aboutissant à un jugement déclarant injustifié le licenciement.

L’autre justification avancée, tirée du fait que le plafonnement est écarté lorsque le licenciement est nul et non pas seulement injustifié (discrimination, harcèlement moral, licenciement à titre de rétorsion pour avoir agi en justice...), ne convainc pas davantage : l’existence d’un manquement grave de l’employeur peut justifier une indemnisation minimale à titre de sanction ; mais on ne voit pas le rapport avec la limitation de l’indemnité en cas de licenciement “seulement” injustifié.

La décision est donc éminemment contestable et l’on ne peut que souhaiter une résistance des juridictions du fond, en vue d’obtenir une évolution et l’admission d’une possibilité pour les juges du fond, sous réserve d’une motivation détaillée, d’écarter le plafonnement dans les cas où il apparaît, de façon manifestement excessive, trop éloigné du préjudice causé par la rupture.

Le dossier en cause est renvoyé devant la cour d’appel de VERSAILLES ; une résistance de cette dernière, qui donnerait lieu à l’arbitrage de l’Assemblée plénière de la Cour de cassation, est à espérer.

Dans l’immédiat et même sans tenir compte de cette perspective incertaine, les salariés licenciés ou en passe de l’être ne doivent certainement pas en déduire qu’il est inutile de défendre leurs droits :

  • il reste possible en cas de licenciement injustifié d’obtenir une indemnisation substantielle , à condition d’avoir une ancienneté de plusieurs années ;

  • le plafonnement est, dans les nombreuses hypothèses de nullité du licenciement, inapplicable et l’indemnité ne peut alors être inférieure à six mois de salaire brut ;

  • la rupture est l’occasion de refaire le point sur la relation de travail en son ensemble et, souvent, de présenter des réclamations, notamment en matière de temps de travail, que jusque là le salarié n’osait pas formuler - réclamations dont l’enjeu financier dépasse souvent celui de la rupture elle-même.

Plus que jamais, l’on ne peut donc que conseiller aux salariés de consulter un professionnel spécialisé, idéalement avant que le licenciement soit prononcé.

Réciproquement, les employeurs auraient tort de croire qu’ils peuvent sans risque, et sans conseil préalable, licencier des salariés dotés de peu d’ancienneté : une analyse préalable de la situation de travail et des risques, non limités au seul licenciement, liés à un éventuel contentieux prud’homal est à recommander.